N°27 LOLITA
de Vladimir Nabokov (1955)
Lolita doit d'abord être lu comme un roman d'amour passionné. Un quadragénaire nommé Humbert Humbert rencontre une fille de 12 ans : Dolores Haze ; il épouse sa mère pour pouvoir se taper sa fille; découvrant le pot aux roses, la mère meurt opportunément et Humbert emmène sa belle-fille en voiture visiter l'Amérique. Lolita finit par le quitter mais il la poursuit et, quand il la retrouve, elle a 17 ans, est enceinte jusqu'aux dents et son pouvoir de séduction s'est envolé avec sa jeunesse : Humbert Humbert est déçu déçu. Il y a eu un gros scandale à la publication du livre — édité à Paris par Olympia Press car les éditeurs américains l'avaient tous refusé. Vladimir Nabokov (1899-1977) avait alors 56 ans et il devint mondialement célèbre du jour au lendemain. Y a-t-il encore scandale à la relecture? OUI, et bien plus qu'à sa parution. Il est fort probable qu'un tel manuscrit ne trouverait pas d'éditeur en 2001. Nous allons tout de suite en avoir le cœur net (si vous êtes scandalisés, vous n'avez qu'à tourner la page) : « Après toute une vie de pédophilie, je n'étais pas tout à fait sans expérience : n'avais-je pas possédé virtuellement mille et une nymphettes dans des jardins publics? Ne m'étais-je pas maintes fois faufilé dans des couloirs d'autobus étouffants et grouillants, pour m'incruster, avec une bestialité circonspecte, entre des grappes d'écolières suspendues aux poignées de cuir? »
La passion pour la femme-enfant continue de choquer mais c'est surtout Gabriel Matzneff, et récemment Daniel Cohn-Bendit, qui trinquent pour l'affaire Dutroux, tandis que « Moi, Lolita » d'Alizée caracole en tête des ventes de disques, que les galeries branchées exposent les photos de Larry Clark et que le monde entier pleure les petites filles de Balthus. Il semble que notre société souffre de schizophrénie puisque la publicité déshabille les mineures pour vendre des produits, tout en refusant de reconnaître l'existence d'une sexualité infantile (pourtant démontrée par Freud et Dolto). Je rappelle que c'est Lolita qui drague Humbert Humbert, elle est plus que consentante, c'est une fieffée allumeuse, une petite (MOT CENSURÉ). A quoi reconnaît-on un personnage réussi ? Quand son nom propre devient un nom commun. C'est le cas de la « Lolita » de Nabokov. Dans le livre elle s'appelle Dolorès mais désormais, quand on croise une sacrée bimbo adolescente, une petite baby doll avec des tétons dardés, une (AUTRE MOT CENSURÉ), on l'appelle une lolita, avec un « L » minuscule.
Mais Lolita n'est pas seulement le portrait d'une nymphette dominatrice. C'est aussi une critique de l'Amérique des années 1950, avec ses autoroutes, ses drugstores, ses stations-service, ses motels impersonnels décrits, comme dit Sollers dans La Guerre du goût, avec un « lyrisme ironique ». Humbert Humbert est un Suisse, émigré comme Nabokov, qui ne regarde pas seulement Lolita jouer au tennis, mais aussi le décor qui entoure sa souffrance. Quant à Lolita, elle incarne la petite Américaine moyenne, complètement matérialiste et creuse. Leur amour symbolise la rencontre de l'Ancien et du Nouveau Monde : le choc de deux générations est surtout celui de deux continents, puisque Lolitaest le roman d'un Russe qui écrit en anglais. Comme Joseph Conrad avant lui (et Kundera et Bianciotti après), Nabokov choisit d'abandonner son idiome natal pour renaître en littérature, ce qui explique peut-être la grande précision de son style, son souci constant du mot parfait et la poésie de ses images. On travaille plus quand on écrit dans une langue étrangère. Tout écrivain devrait, une fois dans sa vie, s'essayer dans une autre langue pour éliminer les facilités de langage et perdre ses habitudes. Puisqu'il faut inventer sa propre langue, autant ne pas répéter celle que l'on a apprise à l'école.
Nabokov aimait les papillons, mais son plus célèbre roman raconte la vie d'une chrysalide jamais sortie de son cocon. Lolita n'était d'ailleurs pas sa première tentatrice. Dans un roman de jeunesse intitulé La Chambre obscure (1933), le narrateur Bruno Kretchmar abandonnait femme et enfant pour une nymphette prénommée Magda... Dans L'Invitation au supplice, une fillette de 12 ans, Emmie, éprouve un attrait érotique pour un homme qui a deux fois son âge... Comme tous les génies, Vladimir Nabokov écrivait-il toujours le même livre ? Il fut en tout cas, toute sa vie, obsédé par l'enfance (la sienne surtout, et parfois celle des autres).
Si l'on m'avait accordé plus de pages, j'aurais pu écrire plein d'autres choses scandaleuses qui auraient justifié la saisie immédiate de ce livre par la brigade des mœurs. Comme, par exemple (PARAGRAPHE CENSURÉ).